Pas d’innovation technologique sans innovation sociale

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Le secteur de la santé a entamé sa mutation technologique. Avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, c’est une probable révolution qui se profile. Comment faire la part entre fascination et inquiétude ? Docteur en Sociologie à l’Université de Tours, Jean-Philippe Fouquet a accepté de répondre à nos questions. 

Jean-Philippe Fouquet, pourquoi faire ce lien entre innovation technique et innovation sociale ? On ne peut pas penser l’un sans l’autre ?

Dès lors qu’on introduit un nouvel outil, une invention, que ce soit la charrue, le moteur à explosion ou l’électricité, on modifie en parallèle une organisation humaine et les places que chacun occupe. Nos organisations humaines et sociales sont construites sur un ordre social négocié. De fait, les rapports que nous entretenons les uns avec les autres vont être retravaillés du fait de l’introduction d’une innovation. D’une façon perçue comme positive pour les uns, plus négative pour les autres, ce qui amènera évidemment des formes d’adhésion pour les premiers et de résistance pour les seconds… Mais dans tous les cas de figures, l’innovation technique provoquera un questionnement social, une renégociation de l’ordre social en place. 

Les questions que le sociologue se pose vont tourner autour de cela : qu’est-ce qui fait qu’une innovation va provoquer adhésion ou résistance de la part d’un individu ou d’un groupe et dans quelles conditions ? Aujourd’hui, les questionnements qui apparaissent autour de l’intelligence artificielle ou du numérique sont en bien des points comparables à ce que l’humanité a pu connaître avec, par exemple, l’arrivée de l’imprimerie, la robotisation dans certains secteurs d’activité. Même si les impacts se situent à d’autres échelles. Si ces questions intéressent les sociologues, c’est qu’on a souvent tendance à « essentialiser » les innovations technologiques, c’est-à-dire à penser qu’une innovation va s’imposer à tous quoi qu’il advienne, que tout un chacun va adhérer à ce nouvel outil, en transformant radicalement et immédiatement ces pratiques, ces temporalités. L’idée paraît aller de soi… mais elle est fausse ! Il faut savoir (et des spécialistes de l’innovation ont travaillé là-dessus) qu’une part importante de déploiements d’innovations échouent “simplement“ parce que la question des usages, et donc celle de son acceptation dans un écosystème préexistant, n’a pas été prise en compte. 


On peut s’étonner qu’il y ait encore de la place pour la résistance face à des déferlantes telles que le numérique hier ou l’intelligence artificielle aujourd’hui ? 


C’est que ces grandes innovations ne sont pas faites d’un seul bloc ! Elles s’appuient sur une multiplicité d’utilisations ou d’outils spécifiques, par exemple pour ce qui est du digital, de logiciels spécifiques. C’est autour de ces déclinaisons que peuvent apparaître les résistances. Cette relation à l’innovation, qu’elle soit sociale, technologique ou environnementale, s’observe partout. Si l’on regarde ce qui se passe autour des questions liées à la transition écologique. Nos organisations sont construites sur des pratiques stabilisées, négociées, cohérentes avec nos contraintes à gérer. Les vôtres ne sont sans doute pas les mêmes. Prenons l’exemple de l’utilisation de la voiture ou du confort thermique. Si vous habitez dans certains territoires mal ou non desservis par des transports collectifs, vous recourez à la voiture individuelle. Certains foyers n’ont d’autres choix que d’en posséder plusieurs. De même, vous allez chauffer à 18, 19 ou 22-23 selon la performance thermique de votre logement, mais également de ce que vous estimez agréable pour vous y sentir bien. Et à bien des égards, entre la “culture automobile“ longtemps portée politiquement et l’incitation à la maison individuelle, éloignée de plus en plus des lieux d’activités, d’études, de soin, de culture, etc…, ces modes de vie ont été encouragés. Et tout d’un coup, on nous explique que tout ceci ne peut pas continuer, que c’est irresponsable eu égard aux enjeux climatiques, et qu’il va falloir trouver des alternatives. Personnellement, je ne crois pas à l’efficacité de ceux qui pensent qu’il faut contraindre aux changements de comportements. Pas plus que je ne crois que les “gens“ “ sont indifférents aux dérèglements climatiques et environnementaux. Sans doute même, qu’exceptés quelques profils et postures spécifiques, ils s’en inquiètent fortement. Mais intervient un principe de réalité : selon que j’habite en centre-ville ou à la campagne, que mes ressources (familiales, financières, professionnelles…) sont nombreuses ou faibles, les alternatives existent… ou pas ! C’est notamment le cas pour la modification en matière de transports, les aménagements en matière de travail et de prise en charge des enfants, pour ne donner que quelques exemples. Les gens vont alors se trouver écartelés entre une adhésion intellectuelle aux changements que ces réalités invitent à mettre en œuvre et une impossibilité factuelle à s’y conformer.  

Et il en est souvent de même en matière d’innovation technologique. Les concepteurs de ces nouvelles technologies n’intègrent pas spontanément les impacts que l’introduction d’un nouveau dispositif peut avoir sur les pratiques et les organisations. Le plus souvent, ils ne l’intègrent pas car ce n’est pas dans leur logiciel de pensée, dans leur culture qui sont principalement voire exclusivement fondé sur une vision technique de la “chose“ conçue. Dès lors, ils n’ont absolument pas conscience des motivations qui engendrent les résistances et en déduisent que les gens ne veulent pas changer, qu’ils se complaisent dans leurs routines. Et, effet pervers de cette conviction, ils accentuent encore le poids de la technique et se convainquent que cette dernière doit se substituer et contraindre. Et ils renforcent encore les normes ou les attitudes à respecter. Ce qui, évidemment, ne fait qu’alimenter le cercle vicieux. Tout le travail des sciences sociales est d’aider ces concepteurs à considérer et à anticiper les impacts de l’innovation, et à penser la conception en conséquence, au plus près de l’usage. En somme, à travailler la question de l’innovation sociale en parallèle de l’innovation technologique. 


On peut tenter un parallèle avec le domaine de la prévention. Tous les chiffres le disent : les outils mis à disposition des Français sont insuffisamment utilisés. Ils rendent pourtant service, ils sont gratuits, l’information est largement faite… Comment expliquer ce peu d’adhésion ? 


Je pense que ce n’est pas l’information qui fait défaut. Je dirais même qu’il y en a parfois trop. Sa qualité, c’est autre chose… Les citoyens moyens que nous sommes peuvent avoir du mal à faire le tri dans la masse de ce qui leur est adressé. En matière d’information, le domaine de la santé est un peu particulier, et pour tout dire un peu paradoxal. Par exemple, chacun sait que fumer, boire, ou ne pas faire de sport sont des attitudes qui nuisent à notre santé. Si les raisonnements étaient aussi binaires, aucun médecin ne fumerait ! Les entorses sont nombreuses car nous sommes des êtres de contradiction, c’est notre singularité. Nous faisons au mieux, nous nous construisons une opinion en écho à nos existences, nos organisations. Plus généralement, changer des habitudes implique qu’il faille faire des efforts, réformer nos vies, et il y a un réel fossé entre l’idée de l’effort à accomplir (à laquelle on adhère le plus souvent) et l’effort à réaliser.  

J’ajouterai, pour ce qui est du domaine spécifique de la santé, que le levier de la formation est insuffisamment travaillé alors même qu’il est central. Si l’on veut que des habitudes changent, il faut d’abord que les prescripteurs soient eux-mêmes convaincus de l’utilité de ce changement, et qu’ils s’en fassent les ambassadeurs. Pour cela, il faut que dans les formations, ils intègrent les enjeux contemporains, ce qu’ils induisent, recourent à de nouvelles approches d’analyse et de compréhension. Et les sciences humaines et sociales peuvent, doivent être une ressource pour éclairer sous un angle indispensable ces problématiques contemporaines.  

Prenez un sujet majeur comme celui des perturbateurs endocriniens. J’ai accompagné un travail qui montre que de nombreux professionnels de santé s’avouent assez mal informés sur le sujet, et donc parfois en difficulté pour accompagner leur patient. Mais quand bien même ils le seraient, que dire à leurs patients ? Quelles attitudes préconiser ? Les perturbateurs sont dans notre alimentation, notre eau, nos logements, nos emballages… Ils sont en fait à peu près partout. Nous ingurgitons l’équivalent d’une carte bancaire par jour…. Quel est le message à passer ? On mesure bien la difficulté de la tâche, et là encore, existe-t-il d’autres solutions ? Être mieux formé ne résoudra pas tout mais c’est nécessaire quand même.  


Sur l’intelligence artificielle, qui est sans doute le grand enjeu du siècle, on observe ce mélange de fascination et d’inquiétude. Comment l’expliquer ? 


Je crois qu’il faut prendre un peu de recul lorsque l’on parle d’IA. D’abord cette innovation intervient dans un environnement où le digital a déjà beaucoup transformé nos rapports au monde, du plus micro au plus macro. Et tout ceci, dans un contexte de dérèglement climatique qui génère à la fois des inquiétudes pour la planète et notre santé, et par ricochet des injonctions nous appelant à modifier en profondeur nos comportements. Pour les plus anciens d’entre nous, cela signifie qu’ils doivent penser et agir exactement à l’envers de ce qu’ils ont fait pendant 40 ans !  

Mais cela n’explique pas tout. L’innovation que constitue l’intelligence artificielle se caractérise de manière très particulière par au moins trois aspects. Le premier, c’est la controverse. Quand on mène des recherches en lien avec l’IA, on constate qu’aucune innovation dans l’histoire longue n’a suscité à ce point autant de controverse, de polémique, d’ambivalence dans les réactions, les sentiments, mais aussi les certitudes. Le deuxième, ce sont les secteurs concernés. Aucun secteur d’activité ne semble devoir échapper, aujourd’hui ou demain, à l’impact de l’intelligence artificielle. Le troisième aspect a trait aux populations concernées. Jusqu’à présent, les différentes innovations techniques avaient surtout impacté les professions manuelles, à travers la mécanisation, la standardisation. Avec l’intelligence artificielle, ce sont les populations les plus socialement protégées, telles que banquiers, journalistes, chercheurs, médecins qui sont concernées. 

Notre société alterne entre deux positions. Une très « puritaine » qui multiplie les injonctions à se conformer à une vie très réglée, y compris sur les aspects les plus intimes de nos existences, pour qui l’IA n’est pas un problème. Une autre fondée sur une inquiétude majeure et généralisée que l’IA touche non seulement à nos habitudes professionnelles mais à nos statuts sociaux. Donc s’en tenir à distance. Je pense qu’il faut affirmer avec force que l’intelligence artificielle est d’abord un outil et doit le rester. A nous de nous assurer qu’elle soit au service de nos besoins humains. Si nous restons passifs par rapport à cette innovation, le sentiment d’inquiétude l’emportera.